Partir soldat ou rester commis? (Edité par Jean Baptiste Bouvet)
Cinq ans...C'est la durée du service militaire sous le Premier Empire...Pourquoi si long ? Parce que la France est constamment en guerre.
Au cours de son règne, de 1804 à 1815, Napoléon Bonaparte utilise abondamment la conscription. En une dizaine d'années, cette institution appelle ainsi plus de 2'200'000 hommes sous les drapeaux. Dans un premier temps, ce recrutement obligatoire est toléré par l'opinion publique... Mais au fur et à mesure des triomphes ou des déroutes, les critiques fusent à travers tout le pays. Certes, avec la conscription, l'Empire se dote d'une immense et puissante armée mais elle s'avère très coûteuse en vies humaines. La France se vide de ses jeunes hommes, et c'est naturellement le monde rural qui paye le plus lourd tribut.
Début 1812, la Grande Armée, déjà enlisée dans la péninsule ibérique, se prépare à attaquer la grande Russie. Alors l'empereur commande une nouvelle levée d'hommes, la plus importante jamais demandée. Sur l'ensemble du territoire, les recruteurs sont envoyés. Ces fonctionnaires ratissent les campagnes.
En février, des dizaines de citoyens, originaires du même canton, ont rendez-vous à la conscription de Gouarec, située à six kilomètres des Forges des Salles. Un tirage au sort y est organisé. C'est au tour de Jean-Etienne Mario, 20 ans, commis aux Forges. Le malheureux pioche le numéro 61, synonyme de mobilisation!
Le destin de ce commis semble alors scellé. Mais grâce à l'intercession de son employeur, le Comte de Janzé, propriétaire des Forges, le dénommé Mario ne partira jamais au front.
En effet, une loi de 1802 autorise le remplacement. C'est une pratique extrêmement rare, seuls 1 à 2 % des conscrits en bénéficient.
Le 12 février 1812, un acte de remplacement est ainsi signé dans le cabinet du notaire François Franco, en résidence à Perret. Gilles Collet, 22 ans, cultivateur à Kermorvan en Merléac, se présente en "bon et brave militaire". Il accepte d'enfiler les habits de fantassin à la place de Jean-Etienne Mario. Ce contrat se conclut en échange de 3 400 francs, prêtés par le Comte de Janzé. Cela représente tout de même deux années de salaire pour le jeune commis, sûrement le prix à payer pour une assurance-vie!
Sur le contrat, on peut lire que : « le dit Collet pourra disposer de la dite somme au fur et à mesure qu’il en aura besoin » et « dans le cas où le dit Gilles Collet viendrait à décéder avant d’avoir touché la totalité de la somme... le surplus sera employé pour le repos de son âme déclarant se reporter là-dessus à la bonté du Sieur Mathurin Bocher demeurant à Lemoire commune de Merléac qu’il prie de bien vouloir se charger du soin de régler ses obsèques ainsi qu’il le jugera à propos ».
L'un reste donc commis aux Forges des Salles, l'autre rejoint les troupes napoléoniennes en Russie... Mais de cet enfer, à quelques 4 000 kilomètres de la Bretagne, seul un homme sur dix reviendra.
Alors qu'est devenu le remplaçant ? Gilles Collet n’apparait pas dans l’état-civil de sa commune comme défunt. Fut-il, comme tant d'autres, victime de la dernière campagne de la "Grande Armée" ? Le 19 avril 1819, Jean-Etienne Mario nous livre une indication, peut-être une réponse, quand il écrit des remerciements pour son prêt au Comte de Janzé : « Monsieur, vous avez généreusement détourné le coup qui a englouti 4 à 500 000 (hommes) dans la neige de la Russie. Et cela sans autre avantage pour vous que celui de faire un heureux ».
D’autres forgerons et commis obtiennent ces crédits de la part de Monsieur de Janzé. Pour ce dernier, cela n'est pas sans risque financier. Certains ouvriers mourront ainsi de leur belle mort sans avoir soldé les comptes. Alors pourquoi le propriétaire des Forges finance-t-il ces remplacements ?
Le Comte de Janzé tient absolument à garder ses meilleurs éléments. Sous le Premier Empire, les guerres à travers tout le continent, et notamment celle contre les Anglais, ont une conséquence directe sur la production industrielle. Ainsi, à cause d'un blocus particulièrement efficace, le fer suédois ne parvient plus jusque dans les ports bretons. Très sollicité, le haut fourneau des Forges des Salles participe alors à combler la pénurie. De ce fait, le site sidérurgique du Centre Bretagne se doit de conserver ses jeunes employés performants et qualifiés.
Les jeunes faisaient la fête lors de la conscription, cette tradition a perduré longtemps, accompagnée d'un folklore tout particulier avec rubans et cocardes.
Ils pouvaient être insouciants car il ne sauraient que plusieurs jours plus tard s'ils étaient retenus.
gravure extraite du "Conscrit de 1813" d'Erchmann-Chatrian publié en 1883.
Illustration de Riou, dessinateur de Jules Verne;
gravure de Pannemaker.
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